vendredi 16 mars 2012

Un frisson dans la nuit

Le groupe Marseillais Kill The Thrill, discret mais toujours efficace, a joué mercredi dernier avec Dirge et Cage Apotheek au Petit Bain à Paris. Une performance superbe qui témoignait d'un plaisir évident à jouer devant un public entièrement réceptif et communicatif, ce qui ne surprendra personne tant leur parcours et leur présence scénique inspirent toujours autant de respect et de soutien. Une occasion de revenir sur leur discographie frugale mais mémorable.


DIG (1993)

  1993 : la vague metal indus i tutti quanti déferle sur la France sans crier gare. Les machines prennent leur place sur la scène musicale notamment grâce à Ministry qui aura démontré leur utilité et leur efficacité. Le succès des français de Treponem Pal et de leur excellent Excess & overdrive a de plus fortement contribué à éveiller l'intérêt pour des musiques hybrides mêlant sons organiques et synthétiques, rythmes mécaniques et ambiances froides. Avec Dig, les marseillais de Kill The Thrill affirment immédiatement leur particularité en jouant de l'émotion et de la pulsion comme un catalyseur de leur musique. Revendiquant des influences aussi diverses que variées (Swans, Killing Joke, Godflesh), KTT propose avec cet album' une version plus humaine du rock industriel, exécutée dans une urgence primaire mais néanmoins compensée par des arrangements mélodiques travaillés, constante de chaque album depuis. La boîte à rythmes froide et mécanique martèle jusqu'à la lobotomie ("Sixth column", "I will die", "My history"), ou appuie un mouvement martial et épique sur l'excellent et spasmodique "Blood money" ou le superbe et très mélodique "Out loud". Les guitares oscillent entre metal à la Godflesh ou plus noise façon Sonic Youth ou Swans. Le seul regret concernant KTT est peut-être le chant pas toujours très distinct dans ce chaos sonore très efficace, bien qu'il participe lui aussi à magnifier cette émotion propre au groupe. Rare survivant de cette époque et surtout peu prolifique (serait-ce la clé de la longévité ?), KTT n'aura en tout et pour tout pondu que trois albums et un mini en 10 ans de carrière. La qualité ne les ayant jamais quittés depuis ce premier effort, on aurait tort de s'inquiéter de leur avenir artistique.

  "Sixth Column"


LOW (1997)

   Comment peut-on arriver à un tel degré de beauté, de souffrance et d'émotion à fleur de peau alors que l'on n'a qu'un seul album à son actif ? Bien évidemment il n'y a pas de recette toute faite, et les Marseillais auraient très bien pu parvenir à ce résultat dès le premier album. Mais Low n'est plus un album : l'expérience va au-delà. Fournaise de pleurs et de déchirements cathartiques, Low est une réussite totale. Outre qu'il confirme le talent de ses auteurs, il inscrit ici son nom au tableau béni des chefs-d’œuvre du rock au sens large. La boîte à rythmes exulte de martèlements lourds et martiaux et paradoxalement "entraînants", en totale harmonie avec les murs de guitares "noise" et mélodiques de toute beauté, la basse acérée et le chant d'écorché vif de Nicolas. Les fabuleux "Splintered" et "Empty" confinent au génie, tandis que les plus lourds "I believed in" et son thème obsédant ou "Missing time" se font plus intimistes. La participation du bidouilleur électronique eRikm à l'album permet la présence de pauses "ambient" entre chaque tempête. Si les influences de Killing Joke (émotion) ou celle de Godflesh (dynamique rythmique) sont toujours évoquées, elles sont ici complètement assimilées en une autre identité propre, celle d'un groupe qui sait faire rimer énergie, désespoir et beauté pure avec un brio évident. Magnifique à pleurer...

"Splintered"


203 BARRIERS (2000)

  Une fois de plus force est de constater une évolution significative concernant le son et l'expression. 203 Barriers propose un son ample, une production léchée qui exacerbe les harmoniques et les mélodies. Le monolithisme des débuts fait ici place à une grande variété d'atmosphères et de rythmes, et l'ombre bienveillante de Michael Gira (des regrettés Swans) que les Marseillais ont réussi à débaucher n'y est certainement pas étrangère (bien que les KTT, déçus par le résultat, en aient remanié le mix final) L'agressivité est ici édulcorée au profit d'une mélancolie noire qui s'infiltre dès les premières secondes du morceau-titre. Le chant d'écorché vif de Nicolas Dick se fait par moment plus mélodieux que jamais, rapprochant KTT de l'esprit cold-wave. Même les morceaux les plus directs comme "Crime", "Western" ou "Stase" s'en trouvent marqués et gagnent en efficacité autant qu'en force émotionnelle. "Shudder to think" et "Breath" vont chercher du côté introspectif cher à KTT sur des tempi très aériens, et le superbe "Antique tools" combine toutes les composantes du groupe en alliant énergie et mélodie dans une osmose parfaite. Cold wave industrielle, rock mélodique entre Killing Joke et les Swans, KTT est tout cela à la fois et rien d'autre que lui-même. Sincérité et énergie pour exutoire réfléchi : si avec ça il y en a encore pour penser que le rock est mort...

 "Crime"


TELLURIQUE (2005)

  Chaque sortie des marseillais est une pierre de plus à un édifice monolithique qui pourtant ne semble jamais figé, et Tellurique pourrait bien en être la clé de voûte. Comme s'ils avaient attendu toutes ces années, bâtissant un refuge initialement brut et modeste, pour célébrer l'érection en des cieux interminables d'un monument que personne ne pourrait ignorer. Ce quatrième album est un aboutissement énorme : Kill the Thrill étudie une version artistique de la tectonique des plaques, guettant la moindre secousse sismique et arrive avec Tellurique à se placer à l'épicentre de ce cataclysme sonore. Entendez par-là que les émotions que vous procureront cette merveille n'atteindront rien de moins que le maximum sur une imaginaire échelle de Richter du cœur et de l'âme. Si le style général n'a guère changé ("A little salt for a better feeling", qui ouvre la marque), l'approche quant à elle révèle un souci de mélodie par-dessus tout. La mélancolie et le désespoir se nichent toujours dans les murs de guitares "noise", les mélodies à la limite de la cold-wave (le magnifique "Like cement"), mais un souffle épique balaye l'intensité de ce désespoir en le transformant en un cri de révolte dont la sincérité exulte à chaque seconde ("Soave", morceau à l'esprit noise-punk, au texte en français chanté par une Marylin incroyablement vindicative). Tellurique c'est aussi des arrangements surprenants, entre ambient et samples néoclassiques ("Permanent imbalance","Non existence"), voire heavenly (Les choeurs de "An indefinite direction") et toujours ce sentiment de marcher sur le fil du rasoir. Les influences revendiquées de Godflesh (que KTT reprend avec "Us and them", déjà présent sur un "tribute" précédemment sorti, très réussie et personnelle) ou des Swans ("Body") sont assimilées et même sublimées dans ce flot incandescent de guitares aériennes et acérées, de voix baignées tour à tour dans la rage et l'éther, dans cette habileté à créer des climats tous plus distincts les uns des autres. Les marseillais savent faire respirer leur colère, la rendre plus crédible à l'aide de passages d'une beauté sans visage si ce n'est celui d'un être qui a su voir plus loin que l'horizon. A l'image des éoliennes qui ornent sa pochette, Tellurique souffle un vent au contact à la fois doux, subtil et rêche, tel un écrin dont l'intérieur recouvert de fourrure logerait des poèmes d'un autre monde. Le temps n'a plus de prise : Tellurique ou l'un des meilleurs albums de l'année et un chef-d’œuvre que vous aurez honte de rater. Chapeau bas...

"A little salt for a better feeling"


Ce texte est une refonte de chroniques publiées sur Guts of Darkness en 2004 et 2005.

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