jeudi 21 octobre 2010

Grandeur et Décadence

 Pionnier de l’émergence du courant industriel avec Throbbing Gristle à la fin des années 70, les Australiens de SPK partagent avec le groupe Anglais une préférence pour la "déconstruction", la manipulation des masses par un détournement des médias, la gangrène humaine comme explication radicale aux maux de notre temps. Moins ouvertement politisé mais tout aussi prompt à user d’images et de slogans chocs SPK a su renouveler son approche musicale à chaque démo ou album, de la noise extrême de Information Overload Unit (1981) qui anticipa la notion de power electronics aux saveurs tribales et post-punk de Auto-Da-Fé (en fait une compilation de singles et d’inédits des débuts, 1983) en passant par l’une des références industrielles les plus importantes du genre, Leichenschrei (1982). De cette diversité s’échappe une constante, celle de frapper les esprits par un discours anticonformiste et une assise socio philosophique empruntant autant à Nietzsche que Bataille ou Bachelard

 Le collectif va pourtant se dissoudre en 1983 pour renaître aussitôt en tant qu’entité monocéphale sous la férule de Graeme Revell (aujourd’hui compositeur pour le cinéma avec à son actif quelques "scores" magnifiques). Epoque oblige, l’électronique prend le dessus et s’acoquine avec les dance-floor et Machine Age Voodoo sort en 1984, véritable immondice new-wave sans âme, electrochoc pour ceux qui attendaient une radicalisation en réponse à l’ère Reagan. Pourtant en 1986 Revell va surprendre son monde en cultivant les racines de la dark-ambient (même si Lustmord les développera plus significativement peu après) avec Zamia Lehmanni, un enchevêtrement classieux de "samples", de chants religieux, de nappes et de field recordings, et d’une aura mystique embaumée de fragrances XIXème (citations littéraires et historique, influence de la culture byzantine sur le romantisme et le décadentisme européen).

 Evitant fort à propos le foutoir que pourrait représenter un tel canevas, la musique oscille entre pure ambient sombre et élans ethniques du plus bel effet, illustrant les mystères de civilisations reconquises par la littérature, la nature et ses merveilles (le Zamia Lehmanni, fierté du des Esseintes de Huysmans dans A Rebours, est un ananas aux proportions inhabituelles) et une présence numineuse dans toutes les invocations/évocations qui ponctuent le cheminement du pèlerin/auditeur, tant et si bien que l’on pourrait presque y voir une analogie avec le travail de Dead Can Dance de la même époque et surtout une préfiguration de certaines envolées de leur Serpent’s Egg. Le chant de Sinan irradie par sa beauté et sa tristesse sur le fabuleux "In Flagrante Delicto", sorte d’Ave Maria revisité et dont la force ne se dément pas plus de 20 ans après.

 Intemporel bien que bardé de références Zamia Lehmanni est ce que l’on nomme au-delà de tout axiome sujet/objet une pierre angulaire d’un édifice pourtant volatile mais sur lequel l’ouvrage du temps n’a aucune prise. Et si la version CD de 1992 supervisée par Lustmord (et édité sur une subdivision de Mute) offre un mix quelque peu différent il rend un des plus beaux hommages qui puisse être rendu à un chef-d’œuvre : demeurer à tout jamais dans un écrin que rien ni personne ne pourra souiller.


*Cette chronique a été préalablement publiée dans le n°4 de Noise Magazine, février/mars 2008

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